La rue principale du faubourg

Alban sursaute, il ne s'y attendait visiblement pas mais c'est une agréable surprise. Toquer à la porte de cette maison n'est pas quelque chose qu'il apprécie faire, ça lui donne l'impression de déranger. En plus, ça lui fait gagner du temps. Secouant la tête doucement, le jeune sorceleur tente tant bien que mal d'afficher un visage un peu plus radieux à la blonde.  Il se rapproche d'elle doucement et descend de sa monture, surplomant toujours la fille de part sa taille impréssionnante. D'ailleurs, depuis la dernière fois qu'ils se sont vu, le garçon semble encore un fois avoir grandi ...

-Jeanne ! A vrai dire je te cherchais.

Dit-il en passant une main dans ses cheveux, tout en maitrisant par leurs brides les deux équidés à ses côtés.

-Ca va toi ... depuis le temps ? Ca fait un moment qu'on s'est pas vu quand on y pense. Euh ... tu veux qu'on reste un peu ensemble ? Pour le restaurant, c'est un peu foutu, ma bourse tire la gueule mais on pourrait faire autre chose ..! Aller se poser près de la rivière, discuter, ou bien aller dans la forêt ... J'sais pas.

Il se gratte l'arrière du crâne, ses pensées sont confuses, au fond même lui n'a aucune idée de ce qu'il veut vraiment faire.

-Après, t'es peut être occupée ... tu l'es ..? Tu veux que j't'aide ?

Et elle passe son panier sous le bras gauche, et en prend un fruit qu'elle offre au cheval en lui caressant le museau.

- Oh mais c'est que tu as faim Alban, oh mais c'est que tu as faim !

Puis Alban descendit de sa monture et interpella Jeanne.

- Oh tiens, t'es là aussi toi ?

Ce qui ne lui donna pas le temps d'enchaîner.

Ceci !

Il cligne des yeux et reste là, sans parler pendant deux petites secondes qui semblent pour lui durer une éternité. C'était bien dans le genre de la jeune fille de faire un truc pareil, mais il ne s'y était pas préparé. Il considérait ça comme un geste affectueux et comme une blague qu'elle entretenaît à chaque fois, Alban ne se vexe donc pas. Il rigole légèrement, c'est tout.

-Bah, tu te doutes bien qu'il est pas arrivé là tout seul ... Euh ... Tu ... veux qu'on passe un moment ensemble ..?

Jeanne ayant un peu cassé tout son chemin de pensée, l'apprenti se retrouve à prononcer ces mots d'une manière bien plus embarassée que prévue. Il sonne gêné, timide.

Elle regarde le géant droit dans les yeux, pas intimidée le moindre du monde.

- Est-ce que je veux... hmmm...

Elle porte son index droit à ses lèvres et prend un air goguenard.

- Je veux bien te laisser m'accompagner disons !

Puis, la jeune fille lui tend son gros panier de fruit, qui n'était pas un panier pour être exact, plus une sorte de grand récipient en bois. Jeanne enchaîne avec un sourire amène, diluant ainsi la malice dont elle semble faire preuve, et détendant peut-être un peu Alban.

- Qu'as-tu à être plus timide à chacune de nos nouvelles rencontres. T'embarrasserais-je ?

Ce restait toujours surprenant, cette maîtrise de la verve pour une paysanne.

Il lui rend son regard avec un peu plus de mal, souriant lorsqu'elle accepta, en partie, sa proposition. Ca lui allait pour l'instant, il espère tout du moins qu'elle allait bien vouloir être avec lui plus longtemps. Ou alors que le trajet allait durer longtemps. Il glisse le grand bol de fruit sous son bras droit, tenant la bride des équidés dans sa main droite. Il se détend en effet un petit peu, étant dans une situation à laquelle il s'attendait un peu plus.

-Non non, c'est pas ça, pas ça du tout. C'est juste que tout est si ... bizarre ces temps ci ... sortir de la forteresse après tout ce temps et tout ce qu'y s'y est passé, ça fait quelque chose. En fait j'avais presque perdu l'habitude de parler à des gens, alors parler à des gens extérieurs à la Kaer Morhen, ça fait encore plus bizarre ... Mais en même temps ça fait du bien. Tu m'as juste un peu pris au dépourvu, mais c'est une bonne chose, vraiment. Je suis content de te revoir, tu m'as manqué.

Un aussi long monologue juste pour justifier d'un peu d'embaras, ce n'est pas d'anodin. Quelque chose n'allait pas dans la tête du sorceleur, cette satanée soirée qui se décide constamment à hanter ses pensées.

Elle écoute avec curiosité, et n'interrompt pas le garçon qui semblait en avoir gros sur la patate. Lorsqu'il souffle ses derniers mots, elle souffle du nez, amusée.

- Je ne sais pas si tu m'as manqué, mais je ne suis pas mécontente de te voir. En tous les cas, je comprends que tu aies l'impression que des années se soient écoulées, et je pourrais le penser aussi vu comme tu as grandit depuis la dernière fois... mais... c'est pas différent de d'habitude hein ! Si ?

Elle lui jette un regard, sourcil arqué, et enchaîne de suite.

- Qu'est-ce qu'il "s'y est" passé ?

Il fallait avoir un cerveau de noyeur pour ne pas comprendre que quelque chose clochait.

Il sourit en l'entendant prononcer ces mots mais son visage devient sérieusement blême à l'écoute de sa dernière phrase. Que s'est il passé à Kaer Morhen ..? Sérieusement ? Le lieu où s'entraînent les mutants lutant chaque jours contre les monstres partout dans l'Empire se fait attaquer et même les habitants de la plus proche bourgade n'en savent rien ? Peut être qu'elle est en train de plaisanter ... non, impossible, personne n'oserait blaguer sur un sujet comme ça, surtout pas de cette manière. Ca explique tout ... son humeur taquine, son manque de tact, tout est exactement comme d'habitude car pour elle, absolument rien n'a changé. Il tourne lentement sa tête vers Jeanne, au fond de lui désolé de potentiellement détruire l'ambiance d'une après midi qui aurait pu être agréable pour les deux adolescents.

-L'a ... l'attaque des Haakis sur Kaer Morhen, des dizaines d'apprentis sorceleurs morts, au moins autant de soldats nilfgaardiens, le quasi massacre de tous les habitants de la forteresse, l'évènement le plus catastrophique de l'histoire de l'Ordre des Sorceleurs et potentiellement de tout l'Empire de Nilfgaard, personne n'est au courant ..? On est à à peine une demi journée de voyage, et personne ici n'en a entendu parler ..?

C'est irréel, pourquoi cacher tout ça à ces gens ? Pour éviter la panique ? Un soulèvement ? Sûrement. Il vient peut être de faire une énorme connerie, mais il s'en fout. Alban trouve ça honteux, l'Empire le plus puissant du continent n'est même pas capable d'assumer ses échecs devant son peuple. Pathétique.  

Jeanne le regarde avec l'air d'une surprise brutale sur le visage. Alban ne semblait pas blaguer, ce n'était pas son genre de toutes les façons.

- Tu rigoles ?

Dit-elle tout de même par réflexe après s'être figée sur place. Ce n'était pas pour elle forcément terrifiant comme nouvelle, car elle en était trop loin pour en ressentir l'horreur, mais elle était suffisamment intelligente pour savoir à quel point c'était grave, et n'importe quel benêt du faubourg pouvait le comprendre à vrai dire.

Quoiqu'il en soit, Alban avait gagné, c'en était finit de la bonne humeur et de la rigolade.

-Non.

Il s'arrête à son tour. Le choc de savoir que tous les gens d'ici étaient ignorants du danger lui fit oublier les ordres de ses maîtres. Trois enfants l'avaient entendu ... Il s'accroupit pour se mettre à leur niveau et parle significativement plus bas qu'auparavant. Il les regarde un à un, dans les yeux, avec ses iris ambrées caractéristiques de sa caste. Il essaye de prendre un air plus doux, plus rassurant.

-Oui, c'est vrai ... Mais faut le dire à personne, d'accord ? C'est un secret, donc allez surtout pas répéter ça à vos parents ou vos amis, compris ? Faut pas s'inquiéter ou avoir peur, on a gagné, ils sont tous morts.

Il sort les 3 florins qu'on lui avait donné pour se payer à manger et en donne un à chaque gosse.

-Je vous fait confiance ?

Il commence à se relever pour enfourcher sa monture, faisant au passage un signe de la tête à Jeanne pour lui dire de monter avec lui. Il a l'air sérieux.

Alban serre les dents et lâche un petit "Putain ..." étouffé. Qui sait, à cause de lui la panique allait peut être gagner Seig Lyn voir tout l'Empire ... Peut être finirait-il pendu pour haute trahison. Il lance donc son cheval aussi vite qu'il peut alier vitesse et sécurité. Il ne veut surtout pas provoquer un accident maintenant, il fait extrêmement attention. Les deux chevaucheront jusqu'à l'endroit désert le plus proche, qui sait où ce sera.

-Vraiment désolé de te mêler à tout ça, mais c'est nécessaire ...

Ce seront probablement les seuls mots qu'il prononcera durant toute la chevauchée, à moins que Jeanne ne se décide à taper la causette.

La chevauchée lui fait renverser plusieurs fruits du récipient qu'Alban lui a sans doute repassé pour pouvoir "conduire" son cheval. Jeanne n'y pense pas vraiment sur le coup, elle a l'esprit brouillé par l'incompréhension. Lorsqu'ils s'arrêtent, elle lâche avec une pointe d'ironie :

- Euhum, si tu voulais m'emmener à l'écart, tu n'avais pas besoin de tout ce manège tu sais... Tu m'as fait perdre quelques cuivrins au moins là !

Un sourire de façade ponctue la phrase. Elle serre le panier dans ses bras, et attend qu'on la fasse descendre.

En effet, Alban lui avait redonné le "panier". Il arrête sa monture et descend d'un bon, proposant ensuite son aide à la jeune paysanne. Il la ferait descendre comme elle le souhaite, n'ayant pas envie de la brusquer. Le sorceleur semble ne pas vraiment être d'humeur pour l'humour et l'ironie, il esquisse néanmoins un petit sourire éphémère.

-Désolé ... Je te revaudrais ça. Mais y'a un problème de taille, personne ici n'est au courant de la menace. Les Haakis ont déjà eu un mois pour récupérer et ici, rien ne s'est encore fait. Pas de plan d'urgence pour la population, pas de mise en garde, rien. La dernière fois ils nous ont pris par surprise mais on a fini par gagner, très bien. Mais quand ils réattaqueront, ça se passera pas pareil. Ils ont des dragons Jeanne, des putains de dragons. Et ces enflures ont capturé notre mage en chef, le gars qui s'occupe des mutations. Toi, comme tous ceux d'ici, tu es en danger de mort.

N'importe quel débile pourrait comprendre les conséquences de telles choses, alors pour quelqu'un d'éduqué comme elle, c'en est presque complètement évident.

Elle se laisse à moitié porter jusqu'au sol, sur lequel elle dépose ensuite son panier.

- ...

Elle semble perdue, songeuse, alors qu'Alban narre son discours catastrophiste. Jeanne s'essuie le visage avec ses deux mains à la fin du récit, et souffle.

- C'est... c'est insaisissable... tout ce que cela peut impliquer pour un futur proche...

Elle semble résister, et avec un certain succès, à la panique.

- Attends... Cela explique beaucoup de choses... Ne paniquons pas trop vite... Mais par Mélitèle... des dragons ?!

Ce que l'on racontait déjà il y a quelques années lors de l'attaque Haaki sur Seig Lyn. Bien que ce n'était pas un véritable dragon, c'en était l'équivalent pour la plèbe. Jeanne se détourne d'Alban, et commence à faire les cents pas en se tenant les tempes, les yeux rivés sur le sol.

- Je me disais bien qu'il y avait une agitation chez les gardes... et cette colline...

Il insiste sur cette information.

-Oui, des dragons. Tu n'es pas censée être au courant, j'imagine que c'est dans l'intêret de l'Empire. Mais ce n'est pas dans ton intêret à toi, sache le. Je t'en parle car tu es une fille intelligente, je pense que tu sauras quoi faire de ces informations. Il faut que tu te prépares, et que d'autres le fassent aussi. La dernière chose que je souhaite, c'est un massacre comme celui de la dernière attaque de Seig Lyn. Plus les choses se feront tôt, mieux ça sera.

Il passe une main dans ses longs cheveux bruns, pensif, réfléchissant à des manières efficaces de se prévenir contre l'invasion barbare.

-Vous pourriez fortifier les caves, préparer des abris dans les bois ou les sous terrains, quelque chose qui vous permettrait d'éviter les combats. Ecoute, j'ai juste pas envie que tu tombes aux mains de ces sauvages.

De quelle coline parlait-elle ? Il lui posera certainement la question plus tard.

Elle s'arrête et regarde Alban, puis hoche la tête dynamiquement.

- Oui, oui, on pourrait faire ça !... Mais comment prévenir les autres sans semer le trouble ? Les enfants ne seront sans doute pas pris au sérieux par les gens même s'ils ébruitent ce que tu leur as dit, mais si moi j'en parle...

Alban est bien heureux de voir Jeanne enthousiaste face à son idée. Il réfléchit un instant.

-Tu connais forcément quelques personnes avec un peu d'influence qui seraient à même de te croire, non ? Et puis, tu pourrais insister sur le fait que tu connais un des apprentis de la forteresse ! Tu penses que ça pourrait marcher ..?

Elle secoue la tête avec incompréhension.

- Justement, on me croirait, mais cela créerait de la panique !

Il soupire un instant, il est vrai que les personnes raisonnables sont calmes.

-Et ... en parler à un de tes professeurs ? Ou bien à un ancien ? Quelqu'un de sage et raisonné qui saurait répendre la nouvelle doucement ...

- Les prêtres nilfgardiens... Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée Alban. Ce sont des gens justes, mais leur allégeance est à l'empire... si l'affaire est étouffée, ils ne vont pas aller contre, et voudront savoir mes sources...

Elle secoue la tête, réfléchissant à une alternative.

Non, il ne fallait surtout pas que ce soit un membre de l'Empire ...

-Et tes parents ? S'ils ont réussi à faire de toi une fille cultivée, intelligente et réfléchie c'est qu'ils le sont au moins autant, non ..?

- ... Écoute...

Elle soupire.

- Tu ne devrais pas être autant désemparé. Tu me mets ce fardeau sur les épaules... Si on répand la rumeur sur cela, cela sauvera peut-être des vies, peut-être, mais surtout, cela créer beaucoup de soucis. Alors quoi faire ? Le choix t'appartient. Pour ma part, je pense que je me contenterais de protéger ma famille... Je ne crois pas que ce soit la bonne idée d'instaurer la peur chez les gens, et c'est inévitable si on en parle... je pense...

Elle se mord la lèvre inférieure, malgré son calme, l'angoisse la prenait. En tous les cas, elle ne semblait clairement pas résolue à créer un bazar, en risquant sa vie ou celle de ses proches, sans aucune certitude.

C'est vrai qu'au fond, Jeanne n'est qu'une paysanne même pas encore adulte. Quelqu'un de normal, censé être innocent et ignorant des grands problèmes de ce monde. Malgré cela, il vient de la mêler à une affaire qui ne concernait jusque là que les officiels de l'Empire et l'Ordre. Est il en droit de lui reprocher de ne pas vouloir en faire plus ? Pas vraiment ... Il pose sa main sur l'épaule de la jeune femme.

-Désolé pour ça, je pensais que c'était nécessaire ... Si tu penses que c'est la meilleure chose à faire, je te fais confiance. Et puis si t'informer permet de ne sauver ne serait-ce qu'une vie, je serais satisfait. On ne peut de toute façon pas protéger tout le monde. Mais j'espère en tout cas que si l'attaque a lieu, je serais présent avec mes camarades pour défendre la ville !

Alban esquisse un léger sourire, tentant tant bien que mal de transmettre un peu de son optimisme teinté de naïveté habituel, qu'il avait auparavant mit de côté.

Elle regarde la main posée sur son épaule, ne dit rien à ce sujet et hoche lentement la tête.

- Hm...

Elle glisse sa main gauche sur celle d'Alban, et la retire doucement de son épaule sans la lâcher.

- Ça me touche que tu me fasses confiance sur ce genre de choses.

Ses yeux fuient au sol, sans lui donner l'impression de gêne ou de panique. C'est un regard tombant, comme un peu las, mais plus triste qu'autre chose.

Pour être tout à fait honnête, la confiance d'Alban n'est pas quelque chose de particulièrement dure à acquérir ... N'empêche que l'entendre dire ça, ça lui fait tout de même un petit quelque chose. Mais son air triste qui s'en suit l'intrigue, pourquoi déprimer dans un moment pareil ..? Il ne lâche pas non plus la main de la belle.

-Je pense que tu le mérites vraiment. Mais ... t'es sûre que ça va ?